Jason, le papa militaire

Il a la gueule cassée d’un mec qui a vécu trop de choses pendant la première moitié de sa vie. « Enchanté, moi c’est Jason », m’a-t-il dit en me tendant sa main, en essayant de ne pas me brûler avec sa cigarette. Nous sommes sur un parking d’un centre commercial. Jason a une petite quarantaine d’années, une peau marquée et de petits yeux bleus fatigués au fond de leur orbite. Il sourit avec ses dents aussi usées que lui. Il me regarde de haut en bas et ajoute : « Je suis content de voyager en charmante compagnie ». Jason est mon passager blablacar pour les 2 prochaines heures, en route pour les fêtes de Noël dans nos familles respectives.

Il ne se déplace pas seul : sa fille de 3 ans l’accompagne. Il me la présente et lui parle avec grande douceur : « Léana, regarde, c’est Marie qui va nous conduire chez papy et mamie. Elle est gentille, Marie », avance-t-il sans même me connaître. Mais j’apprécie sa confiance. Léana lève sa tête pleine de tresses de petite fille métisse, me regarde avec défiance et s’accroche à son père. Celui-ci lui installe un rehausseur sans coussin sur la banquette arrière, qui ne la sécurise pas du tout, et ne l’attache qu’à moitié en lui laissant son manteau. Je me dis qu’il a déjà fait l’effort d’amener un rehausseur et je garde mes conseils de sécurité en voiture pour moi. Je sors à Léana des livres de Juliette que j’avais amenés pour elle, sachant que je voyageais en compagnie d’un enfant. Ses yeux brillent à la vue d’Olaf de la Reine des Neiges. Son père me remercie comme si j’avais offert un lingot d’or à sa fille. Il range une petite valise rose pour sa fille et un sac en plastique pour lui dans le coffre, et nous partons.

Jason parle beaucoup et me tutoie d’office, ce qui ne me dérange pas. Il me raconte qu’il est militaire. Il me parle de la guerre au Mali, en Côte d’Ivoire, et dans tous les pays d’Afrique qui sont si différents les uns des autres. Il me raconte ses collègues qui ne sont pas revenus, ses amis cassés à vie, et la chair à canon envoyée au front pour rien : « En Afghanistan, tu vois j’y étais, c’était en 2010. J’ai perdu un collègue, il est arrivé sur ses deux pieds et il est reparti allongé. C’est moi qui tenait le cercueil, je l’ai mis dans l’avion. » Il marque une pause, les larmes aux yeux. « Tu sais qui on combattait ? Les Talibans. Tu sais qui est au pouvoir maintenant ? Les Talibans. Ca n’a servi à rien. » Il est en colère contre cette guerre perdue et tous ses frères tombés au combat.

Il m’explique que ses collègues et lui ont tous des parcours chaotiques. Il me dit qu’il a vécu beaucoup de choses avant même de choisir cette voie. Il préfère ne pas détailler : « T’imagine même pas ce que j’ai vécu, Marie, t’imagine même pas. » Je ne pose pas de questions. Jason ponctue ses phrases de mon prénom qu’il répète souvent, parfois en chuchotant, parfois vivement. Il se raccroche à mon prénom comme si ça donnait du poids à ses mots, ou comme s’il voulait s’assurer que je l’écoutais pleinement.

Je jette un oeil à sa fille à l’arrière, qui n’a pas dit un mot. Elle s’est endormie, la tête complètement penchée sur le côté et le corps presqu’effondré. Jason se penche derrière pour essayer de la redresser, sans vraiment de succès.

Je lui demande s’il passe les fêtes avec la mère de sa fille. Il me répond d’un air mystérieux : « Oh, si tu savais, Marie, si tu savais… » et il a de nouveau les larmes aux yeux. Il précise qu’il est en pleine séparation avec la mère de ses enfants. Ca a l’air très compliqué : « C’est l’enfer, Marie. Je ne mange plus, je ne dors plus. Tel que tu me vois là, je ne me reconnais pas. Normalement je fais du sport, je sors… mais là je survis, Marie. J’ai perdu beaucoup de poids. Si tu m’avais connu avant…! » Il a un sourire triste. Je pose peu de questions et je le laisse me confier ce qu’il a envie de me confier. Il me raconte qu’il a une petite fille encore plus jeune, qui a 10 mois, il semble très fier. Puis il me parle de Léana, qui a des difficultés à l’école, qui était déjà suivie à la crèche parce qu’elle est plus lente que les autres, et il ne sait pas si elle pourra aller à l’école comme les autres enfants. Il m’explique qu’il a lui-même arrêté l’école très jeune mais il ajoute que la mère de ses filles est très intelligente. « Elle a fait un master, et une licence, dans son pays – elle est Ivoirienne- , enfin tu vois c’est du haut niveau, mais ce n’est pas reconnu en France. C’est pour ça qu’elle me fait ch*er maintenant. Elle connaît tout, l’administratif, tout ça, et la juge elle est de son côté. » Je lui ai demandé s’il avait pris un avocat pour la séparation. Il me répond que non, de toute façon ça n’aurait rien changé, il aurait payé 1000 euros pour qu’on lui retire ses enfants au profit de la mère. Il m’explique que son métier a une connotation négative et que tous les militaires se font retirer leurs enfants en cas de séparation. Il semble au pied d’une montagne dont il ne voit pas le sommet.

Il se tait quelques minutes et semble chercher quelque chose dans son téléphone portable. Puis il brandit celui-ci sous mes yeux pour me montrer une photo de sa petite fille ; je jette un œil à la photo sans quitter la route du regard, je vois un gros bébé souriant. Je le félicite pour ses deux filles qui sont très réussies, il rougit.

Son ventre gargouille. Il me dit qu’il n’a pas mangé depuis hier. Je lui propose une clémentine qu’il accepte ; il ouvre la fenêtre pour jeter les épluchures dehors : « Ca fera de l’engrais dans les champs ! » dit-il sérieusement. Je pense plutôt aux voitures qui nous suivent et qui vont avoir la surprise de recevoir une peau de clémentine sur le pare-brise, plutôt qu’aux champs qui sont loin de la route, mais je souris et ne réagis pas. Il me remercie infiniment pour la nourriture. Il me dit qu’il n’est pas étonné que je sois bien notée sur l’application de covoiturage si je m’occupe aussi bien de tous les passagers. Je lui réponds que je n’offre pas à manger à tout le monde et il se sent spécial.

Il m’explique qu’il connaît bien la route que nous prenons. Il me montre un bas-côté : « Ici j’ai cassé une voiture. » Un peu plus loin : « Là, j’ai fait un tonneau. On était dans une décapotable, on est tous arrivés dans le fossé. » je lui demande s’il roulait vite. « Ah non, peut-être 20 ou 30km/h au-dessus de la vitesse autorisée, c’est tout. Ca m’a cassé le dos. Après ça j’ai eu une sciatique, je ne te raconte pas comment j’avais mal avant d’être opéré. J’étais accroché à ma table de bar, assis sur un tabouret, et je ne pouvais plus bouger pendant des heures. Je ne te raconte pas la douleur, Marie, vraiment, t’imagine même pas. »

Entre deux anecdotes, Jason me couvre de compliments. Il me dit que je sens bon, que je fais plus jeune que mon âge et que j’ai beaucoup de charme. Je reçois ma dose de compliments pour l’année. Il ajoute qu’il voudrait rester en contact avec moi, qu’il va garder mon numéro de téléphone. Il me dit qu’il va me mettre une super note sur l’application de covoiturage.

Je propose de mettre de la musique, ce qu’il accepte. Il aime la musique africaine ; celle-ci nous berce jusqu’à la fin de la route et me permet de profiter un peu du silence provisoire de Jason.

Nous arrivons à destination. Sa fille émerge, elle aura dormi tout le trajet. Je l’aide à sortir ses quelques bagages et il me tend une bouteille de vin : « Regarde, c’est un vin avec l’étiquette de mon régiment d’infanterie. Tu n’auras qu’à le boire à noël avec ta famille. Merci pour tout. »


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